Demain les jeunes

Demain les jeunes est un débat télévisé en direct animé par le journaliste Michel Field le 28 mars 1994 sur France 2, dont l'évolution imprévue a amené le Premier ministre Édouard Balladur à décider le lendemain de renoncer au contrat d'insertion professionnelle (CIP), appelé aussi "Smic jeunes", après 3 semaines de manifestations, à la fin du second septennat du président socialiste François Mitterrand.

Parmi les invités, son ministre des entreprises Alain Madelin, l'ex-ministre de la ville Bernard Tapie, et 200 jeunes opposant au "Smic jeunes".

Contexte

Ce débat télévisé en direct est improvisé au moment des manifestations contre le contrat d'insertion professionnelle[1], une "sorte de sous-smic" pour les jeunes voulu par le Premier ministre Edouard Balladur, à la fin du second septennat du président François Mitterrand.

La droite est alors divisée entre le Premier ministre Edouard Balladur et le leader historique du RPR Jacques Chirac, qui vont s'opposer au début de l'année suivante au premier tour de l'élection présidentielle de 1995. L'un des fidèles soutiens de Jacques Chirac, le ministre Alain Madelin, est l'une des figures de l'émission.

Inspirés du rapport Mattéoli qui voit dans le SMIC « une barrière à l'emploi des travailleurs peu qualifiés »[2], les décrets d'application de ce "Smic jeunes", publiés le , fixent cette rémunération à 80 % du SMIC (ou moins si le contrat est associé à une formation), déclenchant la protestation des étudiants et lycéens, rejoints par les syndicats et l'opinion publique.

En , selon un sondage de l'Institut CSA pour le quotidien InfoMatin, 55 % des Français se déclaraient opposés au contrat d'insertion professionnelle. Des manifestations ont lieu les 10,12, 17, 25 et 31 mars[3]. La presse indique qu'afin de "renouer le dialogue avec la jeunesse, le premier ministre pourrait envisager de suspendre l'application du CIP" à l'occasion de la mise en place d'un "comité de suivi"[4].

L'émission a lieu au lendemain du second tour des élections cantonales du 27 mars, dont le premier tour fut gagné par la droite, Edouard Balladur conservant le capital électoral acquis lors de sa très large victoire aux élections législatives en 1993, mais la tendance s'est inversée au second tour avec la gauche qui gagne plusieurs présidences de département[5],[6]. La presse constate alors que la multiplication des opérations de communication gouvernementales n'a pas réduit le nombre des manifestants, toujours nombreux le vendredi 25 mars, que ce soit la rencontre de Michel Giraud avec des représentants des établissements en grève le 21 mars[4], puis le lendemain le temps alloué au porte-parole du gouvernement Nicolas Sarkozy au journal du soir de France 2 pour convaincre en direct quatre jeunes Lyonnais[4], ou encore les "appels à la raison" des ministres François Bayrou et François Fillon[4], et les "mises en garde" du ministre de l'intérieur Charles Pasqua sur la présence de casseurs dans les manifestations[4].

Concept

Le concept réplique celui de l'émission Tribune de l'Université, improvisée avec "trois chefs connus de la révolte" de Mai 68[7], les leader syndicaux Jacques Sauvageot (UNEF), et Alain Geismar (SNESup)[8], auxquels a été ajouté Daniel Cohn-Bendit, sur choix du service de presse du Premier ministre Georges Pompidou[9], dans le but de montrer le mouvement « sous le plus mauvais jour possible »[10], qui fut le premier débat en direct de l'histoire de l'ORTF, après les revendications des jours précédents pour la liberté d’expression.

Pour l'écrivain et chroniqueur David Desgouilles, cette émission de 1994 relevait elle de la "politique-spectacle" ayant commencé dans les années 80, et rappelle une autre émission politique, Vive la crise !", présentée en 1984 par l'acteur Yves Montand avec le journaliste Laurent Joffrin[11].

Préparation et déroulement

L'émission est annoncée trois jours à l'avance seulement par France 2[12]. Tout le week-end, son directeur de l'information Jean-Luc Mano lance des invitations et discute avec les ministres dont plusieurs refusent de venir tandis que le Premier ministre Édouard Balladur tente d'obtenir, sans succès, son annulation[13].

Un contre-feu apparait à la fin du week-end: la chaîne leader, TF1, annonce avec fracas une autre émission pour la même soirée du lundi 28 mars, sur le même thème, avec de nombreux hommes politiques et une "poignée de jeunes de provinces bien sages et en duplex"[12]. Cette émission, très médiatisée au dernier moment, réalisera une audience plus élevée que celle de de France 2[12]. Le soir des deux émissions, les journaux télévisés relatent la poursuite des manifestations de jeunes, sur France 3 [14]comme sur France 2[15].

L'émission de France 2 est organisée sous la forme de deux heures de happening, intégralement en direct, avec 400 lycéens et étudiants, ainsi que des invités politiques[16],[17],[18]. Les jeunes participants sont réunis sur le plateau ou en duplex depuis Lille, Issoudun, Villeurbanne ou Bordeaux[19].

Destinée à faire "baisser la tension avec la jeunesse", l'émission a "tourné au défouloir anti gouvernemental", selon un livre publié deux ans après par la journaliste Sylvie Pierre-Brossolette[20] et certains participants ont refusé de condamner les casseurs s'infiltrant en marge des manifestations, signalés de manière répétitive par les médias les jours précédents[3].

Plusieurs sketches d'une autre émission, elle quotidienne, Les Guignols de l'info[13], doivent être diffusés pendant l'émission car les jeunes reprennent leurs expressions dans les manifestations[13], mais ils ne sont finalement diffusés qu'à la fin de l'émission[13].

Participants et invités

Le chanteur Tonton David, dont la chanson Sûr et certain, un des "cinq tubes qui ont fait sa légende"[21], est reprise dans les manifestations[22], participe au débat de l'émission, où il s'oppose sur certains points aux étudiants.

Le ministre des Entreprises et du Développement économique Alain Madelin n'est pas sur le plateau mais intervient plusieurs fois en direct sur un écran géant. Parmi les autres participants, Bernard Tapie, qui propose d'obliger les entreprises à embaucher des jeunes pour "rendre le chômage illégal"[23].

Suites et analyses

Retrait du CIP le lendemain

Le directeur de cabinet du chef du gouvernement, Nicolas Bazire, annonce la suspension du CIP dès le lendemain, préfigurant son retrait le 30 mars[24]. Le ministre des Entreprises et du Développement économique Alain Madelin dira de son côté que "si on avait vu l'émission avant, on n'aurait jamais fait le CIP"[25].

L'émission est considérée comme une réussite, pour laquelle Jacques Chirac félicite Michel Field le lendemain, car elle aurait "participé au retrait du projet" de contrat d'insertion professionnelle, selon le même Michel Field.

Rétorsions d'Édouard Balladur contre France 2

Michel Field rappellera que le gouvernement a mis fin ensuite à la rallonge budgétaire promise à France 2[26]. Selon la journaliste Sylvie Pierre-Brossolette, le ministre de la communication Alain Carignon a été réprimandé peu après par le chef du gouvernement Édouard Balladur en raison de cette émission, en lui disant "votre télévision mériterait qu'on lui coupe les crédits"[20]. Dès le lendemain de l'émission, Édouard Balladur manifeste sa mauvaise humeur et donne une interview à France3[12].

Selon le directeur de l'information de France 2, Jean-Luc Mano, le Premier ministre Édouard Balladur a ainsi diminué de 130 millions de francs les crédits de France2[13]

Michel Field quitte France 2 pour Canal Plus

Au cours de l'année 1994, l'animateur de l'émission Michel Field quitte France 2 pour Canal Plus. Selon le professeur en sciences politiques Éric Darras, directeur de Sciences po Toulouse, l'émission Demain les jeunes a constitué "le véritable prototype" d'une autre, animée ensuite aussi par Michel Field, L’hebdo, "finalement envisagée à une heure confidentielle" sur une "petite chaîne ciblée", Canal Plus[27].

Élections européennes de juin

Aux élections européennes qui suivent, deux mois et demi après, liste de l'ex-ministre de la ville Bernard Tapie, l'un des invités de cette émission sur "Smic jeunes" a réalisé un score très élevé, avec 12% des voix, non loin des 14% obtenus par la liste socialiste de Michel Rocard, qui avait été Premier ministre de 1988 à 1991.

Dans la culture populaire

Stéphane Pianelli, personnage fictif de La Jeune Fille et la Nuit (Guillaume Musso, 2018), roman vendu à deux millions d'exemplaires dans 36 langues, a "crevé l'écran" lors de l'émission[28]. Il était au lycée avec l'héroïne, secrêtement liée à leur prof' de philo, qui a comme elle disparu un soir de tempête de neige[29]. Devenu journaliste à Nice-Matin, il révèle qu'une grosse somme découverte à la cave du lycée infirme la piste de la fuite des amants[30] et aide le héros tout le long de son enquête. Son personnage est joué par Matthias Van Khache dans l'adaptation télévisée européenne, sortie en 2022 en 6 épisodes[31].

Notes et références

  1. « "Demain les jeunes", l'émission qui aurait dû révolutionner la télé », sur Le Nouvel Obs, (consulté le )
  2. Michel Godet (membre de la commission Mattéoli), « Quatre vérités sur l'emploi et le modèle social français », Le Figaro, .
  3. Gérard Filoche, Le social au coeur - Mai 68 vivant, L'Archipel, (ISBN 978-2-8098-2463-6, lire en ligne)
  4. « Après le succès des manifestations d'étudiants et de lycéens M. Balladur cherche à renouer le dialogue avec la jeunesse Porte de sortie », Le Monde,‎ (lire en ligne, consulté le )
  5. Bruno Dive, « Présidences : Implacable arithmétique », Sud-Ouest,‎ , p. 5
  6. Patrick Jarreau, « Un scénario inversé », Le Monde,‎ , p. 1
  7. René Backmann et Lucien Rioux, L'explosion de mai, 11 mai 1968: Histoire complète des événements, (Robert Laffont) réédition numérique FeniXX, (ISBN 978-2-221-23139-5, lire en ligne)
  8. Bernard Brillant, Les clercs de 68, Humensis, (ISBN 978-2-13-073748-3, lire en ligne)
  9. Bassi 2005, p. 76.
  10. Bassi 2005, p. 78.
  11. « Schiappa chez Hanouna : «Une émission où l'on verse des nouilles dans le slip d'un chroniqueur !» », sur Le Figaro, (consulté le )
  12. Le Canard Enchaîné, Le combat des chaînes: À qui profite la guerre ?, FeniXX, (ISBN 978-2-402-63309-3, lire en ligne)
  13. Yves Derai et Laurent Guez, Le pouvoir des Guignols, FeniXX réédition numérique, (ISBN 978-2-402-12534-5, lire en ligne)
  14. [vidéo] « 19/20 2EME : émission du 28 mars 1994 | INA » (consulté le )
  15. [vidéo] « JA2 20H : émission du 28 août 1994 », INA Actu, , 31:16 min (consulté le )
  16. Dominique Mehl, La Télévision de l'intimité, FeniXX, (ISBN 978-2-02-125988-9, lire en ligne)
  17. Collectif, Espaces publics mosaïques: Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Presses universitaires de Rennes, (ISBN 978-2-7535-3878-8, lire en ligne)
  18. [vidéo] « France 2 - 28 Mars 1994 - " Demain les Jeunes " ( le CIP ) - Archive télé 67 du Fantôme du Temps », GgGhostOfTime, , 5:14 min (consulté le )
  19. « La révolte des jeunes en direct - L'Humanité », sur https://www.humanite.fr, (consulté le )
  20. Sylvie Pierre-Brossolette, Paroles de présidents: Carnets secrets, Plon (réédition numérique FeniXX), (ISBN 978-2-25-23843-4[à vérifier : ISBN invalide], lire en ligne)
  21. « Mort de Tonton David: les cinq tubes qui ont fait sa légende », sur BFMTV, (consulté le )
  22. François Bensignor, « Tonton David », Hommes & Migrations, vol. 1177, no 1,‎ , p. 62–63 (DOI 10.3406/homig.1994.2250, lire en ligne, consulté le )
  23. « IMAGES Sondages, papotages et Père Noël », Le Monde,‎ (lire en ligne, consulté le )
  24. « "Balladur, t'es foutu, les jeunes sont dans la rue" (1994) », sur Franceinfo, (consulté le )
  25. La-Croix.com, « Les jeunes sur un plateau télévisé, en quelques dates », sur La Croix, (consulté le )
  26. « INTERVIEW. Michel Field : "J'aurais mieux fait d'être universitaire" », sur Le Nouvel Obs, (consulté le )
  27. Éric Darras, « 1. Télévision et démocratisation : La télévision forum en France et aux États-Unis », dans Espaces publics mosaïques : Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », , 61–84 p. (ISBN 978-2-7535-3878-8, lire en ligne)
  28. Guillaume Musso, La Jeune Fille et la Nuit, Éditions de l'épée, (ISBN 978-2-38020-024-9, lire en ligne)
  29. « La Jeune Fille et la Nuit (Grand format - Broché 2018), de Guillaume Musso | Guillaume Musso », sur www.guillaumemusso.com (consulté le )
  30. Analyse complète et résumé détaillé de l'oeuvre, par Kelly Carrein dans le Petit Litteraire en 2019 [1]
  31. « La Jeune Fille et la nuit », sur FranceTvPro.fr (consulté le )

Bibliographie

Articles connexes

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