Zunnâr
Le Zunnâr - également orthographié zunar ou zonar ; arabe : زنار (zunār) - est une ceinture distinctive faisant partie des vêtements que les Dhimmis (les Juifs, les Chrétiens et les Zoroastriens) étaient tenus de porter dans les régions du califat islamique pour les distinguer des musulmans[1]. Si son utilisation est variable à travers le temps, le zunnâr sert, avec un ensemble d'autres règles coranique et chariatique, d'outil manifeste de discrimination[2],[3].
Étymologie
Le mot serait originaire du monde grec, lui-même probablement originaire de l'araméen zunnārā. En syriaque, il désigne la ceinture portée par les moines[1].
Description
Le zunnâr est généralement plus large qu'une ceinture ordinaire (afin de le rendre reconnaissable)[4] et était souvent porté avec des pièces de différentes couleurs[1]. L'obligation de le porter est attribuée au présumé Pacte d'Omar, rassemblant un ensemble de pratiques qui n'ont été formalisées qu'aux alentours du IXe siècle[1]. Il semble probable que la ceinture n'était qu'une partie de l'intention d'obliger les non-musulmans à conserver leurs costumes habituels afin d'éviter qu'ils ne soient confondus avec les musulmans[4]. En tant que tel, l'exigence semble avoir été pour les chrétiens (les juifs ne sont initialement pas mentionnés) de porter une ceinture distinctive (le zunnâr) et un signe ou une marque distinctive sur leur coiffure et celle de leurs animaux[5]. En cas d'omission de la ceinture, la punition pouvait être le fouet, l'emprisonnement ou l'humiliation publique[6].
Bien que le port du zunnâr n'ait pas toujours été imposé, il pouvait toujours être mis en œuvre à la discrétion de tout dirigeant musulman, comme cela est fait sous le calife abbasside al-Mutawakkil, qui ordonne aux chrétiens et aux juifs de porter le zunnâr (voir plus bas) avec un taylasān (un couvre-chef semblable à un châle)[5], ou encore le calife fatimide al-Hakim[7]. Selon A.S. Tritton, la pratique des zunnâr était « l'exception et non la règle », dépendant de la volonté du gouverneur musulman.
Si ces règles n'ont pas été appliquées dans tout le monde musulman, ces distinctions vestimentaires ont acquis une dimension humiliante.
Origines et justifications
Des sources juridiques justifiant les discriminations
La politique discriminatoire de l'islam à l'égard des non-musulmans s'est consolidé à travers une codification importante que l'on retrouve dans de nombreux écrits de référence du sunnisme, en particulier ceux d'Abu al-Hasan Ali Ibn Muhammad Ibn Habib al-Mawardi, connu sous le nom d'Alboacen pour les latins. Dans son ouvrage de référence, intitulé Al-Ahkâm al-sultâniyya (trad. les statuts gouvernementaux), al-Mawardi déclare :
"Il n'est pas permis aux dhimmis de ressembler aux musulmans dans leurs habits, ni dans leurs montures, ni dans leurs coiffures. Ils doivent porter une ceinture (zunnâr) pour se distinguer, et des habits différents, même dans la coupe" Al-Ahkâm al-sultâniyy, ed. Dar al-Fikr, p. 183-184[8].
Ibn Qudama Al-Maqdisi, célèbre théologien arabe et référence majeure en matière de jurisprudence islamique (fiqh) connu un grand succès avec son encyclopédie comparative "Al-Mughdi". Ce recueil de 16 volumes destiné à présenter les différentes applications des prescriptions coraniques en fonction des quatre écoles juridiques de l'islam sunnite (chaférite, hanafite, malikite et/ou hanbalite) énonce des prescriptions claires en la matière, notamment :
"On les oblige à porter des habits distinctifs et à ceindre une ceinture spéciale" Al-Mighni, vol. 13, Ahkām Ahl al-Dimma, p. 247.
Au IXe siècle à Bagdad, il est prescrit pour la première fois le port d'une marque de couleur pour les non-musulmans — un tissu rouge, bleu ou jaune porté sur l'épaule —, une marque qui se répand par la suite dans l'Occident médiéval pour distinguer les Juifs[9]. En 850, le calife Jafar al-Mutawakkil impose le zunnâr aux Juifs, accompagné du port du taylasin, un châle servant à couvrir la tête[10].
Une application variable au sein du monde musulman
Au Maroc, la dynastie des Almohades impose aux Juifs le port d'un manteau bleu et large.
Ibn Tâlib (mort en 888), le cadi de Kairouan oblige déjà ses habitants non-musulmans à porter une tenue distinctive sous peine de châtiments corporels, de promenade ignominieuse dans les quartiers juifs et chrétiens et de prison, oublie l'interdit de la représentation et impose le port sur ces dits vêtements d'une image d'un porc pour les chrétiens et de celle d'un singe pour les Juifs[11]. Au XIIe siècle, al-Mâzarî (mort en 1141) rappelle aux Juifs l'obligation du port d'un turban à bout teinté[11].
Un autre exemple vient de l'année 1301 lorsque les Mamelouks purgent les chrétiens et les juifs des postes administratifs et forcent en outre les chrétiens à porter le zunnâr et un turban bleu[12], en accord avec les écrits d'Ibn Qudama Al-Maqdisi (voir plus bas).
Au XVIe siècle en Turquie, le naturaliste français Pierre Belon remarque que les Juifs doivent y porter un turban jaune alors que celui des Turcs est blanc. Les sultans de l'Empire ottoman continuent à réglementer les vêtements de leurs sujets non musulmans mais le port d'habits discriminatoires n'est pas appliqué dans les provinces ottomanes à majorité chrétienne, telles que la Grèce et les Balkans[13].
En Tunisie, le turban des Juifs devait avoir ses extrémités teintées d'une autre couleur au XXe siècle et leur chéchia ne pouvait être que noire (quand celle des musulmans était rouge) aux XVIIe et XVIIIe siècles[11].
L'essayiste Bat Ye'or aborde dans ses ouvrages plusieurs aspects des brimades liées au port de vêtements et couleurs imposés aux dhimmis[14].
Des discriminations étendues
De nombreuses normes dégagés par Ibn Qudama Al-Maqdisi servent encore de fondement à de nombreuses obligations contenues dans la charia, en particulier concernant celles venant régirent les interactions avec les non-musulmans :
"Jusqu'a ce qu'ils versent la jizîa de leur main, tête baissée, dans l'humiliation" Al-Mughni, vol. 13, Kitâb Ahkām Ahl al-Dimma, p. 242.
Il s'agit ici d'un rappel du Coran, à la sourate 9 dite At-Tawbah, verset 29 : "Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier [...] jusqu'à ce qu'ils versent la capitation par leurs propres mains, après s'être humiliés".
"On ne les félicite pas pour leurs fêtes, et on ne leur souhaite pas la bénédiction." Al-Mighni, vol. 13, Ahkām Ahl al-Dimma, p. 247.
Il est usuel de répondre par la phrase "wa alaykum assalam" (وَعَلَيْكُمُ ٱلسَّلَامُ) ("et sur vous soit la paix") ou l'une de ses variations à la salutation orale "Assalamu alaykum" signifiant "que la paix soit sur vous" (en arabe : ٱلسَّلَامُ عَلَيْكُمْ, ʾas-salāmu ʿalaykum). Toutefois, selon la tradition chariatique, cela ne doit s'appliquer qu'aux musulmans entre eux. Dans le cas où la salutation provient d'un non-musulman, il doit être répondu "wa alaykum" ("et sur vous"). Le mot "salam" (سلام) qui signifie "paix", ne peut donc être utilisé en l'espèce en guise de réponse. Cette attitude est conforme au hadith 2167 du Sahih Muslim rapporté par Muslim ibn al-Ḥajjāj : "Ne prenez pas l’initiative de saluer les Juifs et les Chrétiens".
"Un dhimmi ne peut avoir autorité sur un musulman" Al-Mughni, vol. 10, Kitâb al-Hukm, p. 19.
Ce passage a servi de justification à de nombreuses politiques visant à purger les administrations et les cercles de pouvoir de la présence de non-musulmans (voir plus haut).
"Aucun mécréant ne peut y entrer (La Mecque)" Al-Mughni, vol. 3, Kitâb al-Hajj, p. 209.
Toujours en vigueur, les deux villes saintes de l'Islam (La Mecque et Médine) demeurent villes interdites aux non-musulmans.
Utilisation moderne
En 2001, les talibans en Afghanistan ont exigé que les hindous afghans portent des badges jaunes.
Le zunnâr est un vêtement palestinien utilisé principalement comme ceinture autour de la taille.
Notes et références
- Tritton, Arthur Stanley, Encyclopaedia of Islam, 2nd, , 571–572 p. (lire en ligne).
- ↑ (en) Ronald L. Nettler, Medieval and Modern Perspectives on Muslim-Jewish Relations, Routledge, (ISBN 978-1-134-36682-8, lire en ligne), p. 117.
- ↑ (en) Richard A. Fletcher, The Barbarian Conversion: From Paganism to Christianity, University of California Press, (ISBN 978-0-520-21859-8, lire en ligne), p. 305.
- Hoyland 2021, p. 277.
- Roth 2017, p. 173.
- ↑ (en) Bat Yeʼor, The Decline of Eastern Christianity Under Islam: From Jihad to Dhimmitude : Seventh-twentieth Century, Fairleigh Dickinson Univ Press, (ISBN 978-0-8386-3688-6, lire en ligne), p. 96.
- ↑ Casiday 2012, p. 91.
- ↑ (en) Abu'l-Hasan al-Mawardi, Al-Ahkam as-Sultaniyyah : The laws of Islamic governance, London, Ta-Ha Publishers Ltd., , 388 p. (ISBN 1-897940-41-6, lire en ligne)
- ↑ Antoine Germa, Benjamin Lellouch, Evelyne Patlagean et al., , Seyssel, Champ Vallon, 2011, 925 p. (ISBN 978-2-87673-555-2)
- ↑ Pierre Millan (dir.), Michel Leroy et al., , Paris, Lettres du monde, 1995 (réimpr. 2001), 160 p. (ISBN 2-7301-0087-3) « Exclusion et religion »
- K. Kchir, op. cit., p. 79
- ↑ Casiday 2012, p. 40.
- ↑ Bat Ye'or, Islam and Dhimmitude. Where Civilizations Collide; éditeur: Fairleigh Dickinson University Press; Associated University Presses; Madison; Teaneck, NJ; 2002, pp.91-96.
- ↑ Ainsi, écrit-elle, à la fin du XIIe siècle, le calife almohade Abu Yusuf Yaqub al-Mansur impose aux Juifs du Maghreb de porter des vêtements bleu foncé à longues manches et un chapeau en forme de selle. Son petit-fils Abu Muhammad al-Adil, après de nombreuses réclamations des juifs, desserre les contraintes et accepte les vêtements et les turbans jaunes. Au XIIIe siècle, en Syrie, l'imam chaféiste Al-Nawawi prescrit que les dhimmis portent un habit jaune, une ceinture, ainsi qu'un anneau métallique à l'intérieur des bains publics ((en) Al-Nawawi, Minhadj, cité dans Islam and Dhimmitude. Where Civilizations Collide de Bat Ye'or, éditeur: Fairleigh Dickinson University Press, Associated University Presses, Madison, Teaneck, NJ, 2002 (ISBN 0-8386-3943-7) p. 91). Au XVIe siècle, les juifs du Maghreb ne sont autorisés à porter que des sandales de jonc et des turbans ou chapeaux noirs accompagnés d'un petit morceau de tissu rouge (Bat Ye’or Islam and Dhimmitude. Where Civilizations Collide; éditeur: Fairleigh Dickinson University Press; Associated University Presses; Madison; Teaneck, NJ; 2002, p. 91–96. Les sultans de l'Empire ottoman continuent à réglementer les habits de leurs sujets non musulmans mais le port d'habits discriminatoires n'est pas appliqué dans les provinces ottomanes à majorité chrétienne, telles que la Grèce et les Balkans, Bat Ye'or, Islam and Dhimmitude. Where Civilizations Collide; éditeur: Fairleigh Dickinson University Press; Associated University Presses; Madison; Teaneck, NJ; 2002, pp.91-96. En 1577, Murad III publie un firman interdisant aux juifs et aux chrétiens de porter des habits tels que des turbans et des sandales. En 1580, il se ravise et restreint l'interdiction précédente aux seuls turbans mais impose aux dhimmis de porter des chaussures noires. Aussi, les Juifs doivent porter des chapeaux rouges et les chrétiens des noirs. Constatant en 1730 que certains musulmans prenaient l'habitude de porter des chapeaux identiques à ceux des Juifs, Mahmud Ier ordonne que l'on pende les contrevenants. Mustafa III aide personnellement à l'application de ses décrets concernant l'habillement. En 1758, il se promène incognito à Istanbul et ordonne la décapitation d'un Juif et d'un Arménien portant des vêtements interdits. Le dernier décret ottoman imposant des habits différents pour les dhimmis a été promulgué en 1837 par Mahmoud II, Bat Ye’or, Islam and Dhimmitude. Where Civilizations Collide; éditeur: Fairleigh Dickinson University Press; Associated University Presses; Madison; Teaneck, NJ; 2002, pp.91-96.
Annexes
Bibliographie
- (en) Augustine Casiday, The Orthodox Christian World, Routledge, (ISBN 978-0-415-45516-9, lire en ligne)
- (en) Robert Hoyland, Muslims and Others in Early Islamic Society, Routledge, (ISBN 978-1-351-91618-9, lire en ligne).
- (en) Norman Roth, Routledge Revivals: Medieval Jewish Civilization (2003): An Encyclopedia, Taylor & Francis, (ISBN 978-1-351-67698-4, lire en ligne), « Clothing ».
- (en) Richard A. Fletcher, The Barbarian Conversion: From Paganism to Christianity, University of California Press, (ISBN 978-0-520-21859-8, lire en ligne), p. 305.
- (en) Taliban to mark Afghan Hindus Archived, 21 février 2007 at the Wayback Machine, CNN
- (en) Taliban: Hindus Must Wear Identity Labels, People's Daily.
- (en) Embroidering Identities, a century of Palestinian clothing, The oriental institute museum of the university of Chicago.
- (en) Nettler, Ronald L. (25 February 2014). Medieval and Modern Perspectives on Muslim-Jewish Relations. Routledge. p. 117. (ISBN 978-1-134-36682-8).
- (en) Tritton, Arthur Stanley (1960). Encyclopédie de l'Islam (2nd ed.). Brill. pp. 571–572.
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