Tragédie humaniste

La tragédie humaniste est un genre théâtral du théâtre de la Renaissance. Elle consiste en la déploration passive d'une catastrophe. Le personnage est une victime, cette tragédie est essentiellement statique et linéaire voire pathétique. Frank Lestringant y voit un théâtre de la présence plutôt que de l’action, qui semblerait presque annoncer le « théâtre épique » de Bertolt Brecht, où la dramaturgie serait fondée sur une « discontinuité critique qui tient la fiction à distance et renvoie le spectateur à sa propre réalité » (quoique de manière non-polémique à la Renaissance). Elle fut notamment illustrée par Étienne Jodelle, Jean Bastier de La Péruse, Jacques Grévin, Robert Garnier et Antoine de Montchrestien. Le dramaturge humaniste aujourd'hui le plus édité et lu est sans doute Robert Garnier.

Origine et objectifs

La tragédie humaniste doit d'abord être située dans le projet général de réforme des lettres françaises porté par les poètes de la Pléiade, qui se donne pour objectif l'imitation féconde des genres antiques en langue française. Dans la Défense et illustration de la langue française, Du Bellay mentionne les "tragédies et comédies" auxquelles il serait profitable de redonner leur dignité face aux "farces et moralités", genres théâtraux médiévaux.[1] Ce propos est inséré dans un chapitre qui présente un panorama des genres poétiques à imiter : la tragédie humaniste est donc pensée chez Du Bellay comme un poème parmi les autres, plutôt que comme un art spécifiquement dramatique. La réflexion du poète reste d'ailleurs avant tout théorique, puisqu'il n'écrira lui-même pas de théâtre : il s'agit ici surtout de proposer un éventail de genres littéraires antiques à imiter. C'est également à cette période que la diffusion progressive de l'étude du grec ancien, en particulier dans les cercles humanistes sous l'impulsion d'intellectuels comme Dorat, permet la relecture des tragédies grecques (auparavant, c'est surtout les œuvres de Sénèque qui représentent le genre) et leur traduction, d'abord en latin

C'est donc d'abord à un exercice d'imitatio humaniste et érudit que se prêtent les premiers auteurs de tragédies françaises. De nombreuses conventions sont ainsi empruntées à la tragédie antique, dont certaines deviendront les règles de la tragédie classique, à la lumière des nombreux commentaires de la Poétique d'Aristote publiés en Europe à partir de la fin du XVIe siècle :

  • la division en cinq actes[2]
  • pas plus de trois personnages sur scène en même temps ;
  • le début de la pièce doit être le plus près possible du dénouement ;
  • la présence d'un chœur qui intervient dans le dialogue et chante seul entre les actes.

La division en scènes n'est pas encore normée, et ne se généralisera qu'au cours du XVIIe siècle : les pièces humanistes présentent simplement une alternance entre actes et chœurs. Avant que ne se généralise la régularité aristotélicienne (on donne généralement comme date en France 1634 et la Sophonisbe de Mairet) et que le texte de la Poétique ne devienne le centre des réflexions théoriques sur le genre, la tragédie se définit principalement par un registre élevé, la mise en scène de personnages nobles, et le principe du retournement de fortune hérité des définitions médiévales du genre. Jean de la Taille en parle ainsi : "son vray subject ne traicte que de piteuses ruines de grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans : et bref, que larmes et miseres extremes [...]."[3]Cette définition oriente vers une conception didactique du genre, fondée sur l'exemplarité de la situation, sans encore tirer l'analyse vers la notion de catharsis, l'apport antique étant ainsi d'abord celui d'une forme et d'un ensemble de conventions poétiques avant d'être un mode d'interprétation de l'intrigue tragique.

Développement et caractéristiques du genre

Si la première pièce publiée en français portant le nom de tragédie est l'Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550), celle-ci rentre difficilement dans le cadre de la tragédie humaniste. La pièce de Bèze, représentée à Lausanne devant un public réformé, intègre de nombreux éléments du mystère médiéval, en particulier autour du personnage de Satan qui présente des traits du diablotin pitre des mystères. La conversion de Bèze au protestantisme l'éloigne de plus des milieux catholiques de la Pléiade. La représentation début 1553 de la Cléopâtre captive d'Étienne Jodelle, si elle ne représente donc pas le début de la tragédie en français, peut cependant bien être vue comme celui de la tragédie humaniste à modèle antique. La pièce est jouée deux fois, en janvier à l'hôtel de Reims devant un public courtisan, et en février au collège de Boncourt[4], représentation suivie d'une cérémonie à l'antique qui déclenche le scandale dit de la "Pompe du bouc".

Cet exemple de représentations d'une tragédie humaniste permet de mieux identifier les conditions de réception du genre. Celui-ci s'adresse à un double public, celui de la cour et celui des élèves érudits des collèges humanistes. Il ne s'agit donc pas d'un genre populaire à succès mais bien d'un spectacle élitiste dont la dramaturgie sur le modèle antique paraît expérimentale. Les personnages sont joués par des élèves, comme La Péruse pour la pièce de Jodelle, rapprochant ainsi la pratique des exercices scolaires de récitation sur le modèle de l'éloquence antique, ainsi que des tragédies latines de George Buchanan.

Le principal procédé dramatique est le monologue, souvent long, et reprenant en cela la forme antique par l'alternance avec des séquences de stichomythies. Le caractère monologique de ces pièces, ainsi que le resserrement extrême des intrigues, nourrit l'ambiguïté générique de pièces qui sont aussi désignées comme "poèmes tragiques". Si on a longtemps considéré que les pièces humanistes étaient impropres à la représentation, de nombreux travaux récents soulignent l'articulation qu'elles proposent entre l'art oratoire et le processus de mimésis propre au genre théâtral. Emmanuel Buron écrit ainsi que

le problème de la vue dans la représentation tragique se pose en termes essentiellement rhétoriques. Je ne parle pas ici du lien éventuel entre la performance dramatique et les exercices oratoires qui se pratiquaient dans les collèges. Mon propos est plutôt de souligner que la scène devait rendre visible ce qui était nécessaire à la représentation d’une énonciation, à commencer par le personnage parlant. Le spectacle n’est qu’une émanation des mots : il actualise la parole virtuelle qu’ils supportent.[5]

Si le vecteur de représentation est d'abord verbal et rhétorique, la tragédie humaniste n'est donc pas pour autant à ne considérer que comme une œuvre textuelle, et, malgré son public restreint, est bien écrite en vue d'une représentation.

Les sujets sont divers et ne consistent pas qu'en des reprises de pièces antiques : on compte des tragédies à sujet grec (l'Antigone ou La Troade de Robert Garnier), à sujet romain (Cléopâtre captive, ou Porcie, première tragédie de Garnier), ainsi que des pièces à sujet biblique. Ces dernières sont d'abord investies par des auteurs protestants comme Jean de la Taille et son Saül le furieux (1572) qui reprend le modèle biblique inauguré par Bèze en le faisant coller de plus près aux normes de la forme antique. En 1583, Les Juives de Garnier présente une version catholique de la tragédie humaniste biblique.

Des tragédies politiques

La caractérisation du genre comme exercice littéraire d'imitation ne doit cependant pas faire oublier leur inscription dans leur actualité, en particulier celle des guerres de religion, ces dernières couvrant la période d'écriture et de représentation des pièces. Le questionnement moral se double d'un versant politique à travers l'examen régulier de la figure du tyran, qui pose la question de la légitimité du pouvoir et de ses abus. Le cadre moral général est celui de l'exemplum, qui fait du passé un outil didactique pour le présent. Robert Garnier, dans l'épître dédicatoire de La Troade, souligne par exemple la façon dont les lamentations des Troyennes se forment comme miroir et "consolation" des malheurs actuels provoqués par les guerres[6].

Les Juives, en utilisant le contexte biblique de la prise de Jérusalem et de la punition du peuple élu, pose la question du sens à donner à la souffrance historique et à l'interrogation de la transcendance qui en résulte. La noirceur extrême de la pièce s'y voit légèrement contrebalancée par l'épilogue, qui annonce la venue du Christ et la possibilité d'une rétribution. L'utilisation du motif traditionnel du renversement de fortune permet donc ici de mettre en place une réflexion sur le sens de l'histoire.

Michel Jeanneret souligne dans son édition des Juives la façon dont certaines mises en scène contemporaines sont parvenu à réactualiser les interrogations soulevées par la pièce :

Cette actualité des Juives ressort, avec une justesse tragique et une puissance d'interpellation exceptionnelle, d'un spectacle qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, parce qu'il recoupe de si près les atrocités récentes, mérite une attention particulière. Le 25 mai 1946, les "Les Théophiliens, groupe théâtral médiéval de La Sorbonne", représentent la pièce au théâtre Sarah Bernhardt. [...] Faut-il que le destin de cette pièce soit lié aux horreurs de l'histoire ?[7]

Bibliographie

Quelques éditions modernes de tragédies humanistes

  • Robert Garnier, Les Juives, éd. Michel Jeanneret, Paris, Gallimard, 2007.
  • Robert Garnier, Les Juifves / Hippolyte, éd. Raymond Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1949, rééd. 2009.
  • Étienne Jodelle, Louis des Masures, Robert Garnier, Jean de la Taille, Théâtre tragique du XVIe siècle, éd. Emmanuel Buron et Julien Gœury, Paris, Garnier-Flammarion, 2020.

Textes critiques

  • Emmanuel Buron (éd.), « Lectures de Robert Garnier », Presses Universitaires de Rennes, collection Didact Français, Rennes, 2000.
  • Françoise Charpentier, « pour une lecture de la Tragédie Humaniste. Jodelle, Garnier, Montchrestien », Centre d'études de la Renaissance et de l'âge baroque, Presses Universitaires de Saint Etienne, Saint-Etienne, 1979.
  • Franck Lestringant, « Pour une lecture politique du théâtre de Robert Garnier : le commentaire d'André Thévet en 1584 », dans Franck Lestringant (éd.), Parcours et rencontres (Mélanges Balmas), p. 411. Paris : Klincksieck, 1993.
  • Paulette Leblanc, Les écrits théoriques et critiques français des années 1540-1561 sur la tragédie, Paris, Nizet, 1972.

Voir aussi

Notes et références

  1. Joachim Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue francoyse, Paris, Arnoul l'Angelier, (lire en ligne), Livre deuxième, chapitre IV
  2. Peletier du Mans y distingue trois temps forts : Protasie, Epitasie et Catastrophe.
  3. Jean de la Taille, Saül le furieux, dans E. Buron et J. Gœury (éd), Théâtre tragique du XVIe siècle, Paris, Garnier-Flammarion, , 502 p., p. 272-273
  4. Julien Gœury, Notice de Cléopâtre captive, dans E. Buron et J. Gœury (éd), Théâtre tragique du XVIe siècle, Paris, Garnier-Flammarion, , 502 p., p. 41-42
  5. Emmanuel Buron, « La renaissance de la tragédie et le spectacle de la parole », dans Michèle Gally et Michel Jourde, L'inscription du regard. Moyen-Âge Renaissance, Lyon, ENS éditions, , 364 p. (lire en ligne), p. 127-168
  6. Robert Garnier, La Troade, dans E. Buron et J. Gœury (éd), Théâtre tragique du XVIe siècle, Paris, Garnier-Flammarion, , 502 p., p. 373
  7. Michel Jeanneret, « Les Juives à la scène », dans Robert Garnier, Les Juives, éd. Michel Jeanneret, Paris, Gallimard, , 193 p., p. 168-169
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