Lettre 47 (Sénèque)

La lettre 47 des Epistulae Morales ad Lucilium de Sénèque le Jeune, parfois intitulée Sur le maître et l’esclave ou Sur l’esclavage, constitue une réflexion de type essai sur la déshumanisation dans le contexte de l’esclavage dans la Rome antique. Sénèque y critique certains aspects du système esclavagiste romain, sans toutefois s’y opposer frontalement lui-même étant propriétaire d’esclaves. Le texte est ultérieurement bien reçu par des philosophes des Lumières, puis par le mouvement abolitionniste du XIXe. À l’inverse, il est également interprété comme une apologie de l’esclavage, notamment à travers la lecture stoïcienne selon laquelle « tous les hommes sont esclaves ».

Influence

En tant que lettre romaine exprimant une ambivalence à l’égard de l’esclavage au Ier siècle, elle a été comparée à l’écrit chrétien précoce de l’Épître de Paul à Philémon[1]. De son côté, Grégoire de Nysse, au IVe siècle, condamne l’esclavage de manière catégorique, dans des termes rhétoriques qui peuvent s’inspirer de Sénèque, mais qui vont au-delà de sa pensée [2],[3].

Pour étayer son argument, Sénèque fait référence au proverbe totidem hostes esse quot servos (« autant d'ennemis que d'esclaves »), souvent cité par de nombreux Européens lors du commerce transatlantique des esclaves, comme un avertissement contre les révoltes d’esclaves[4].

La dialectique maître-esclave de Hegel, présentée dans Phénoménologie de l'esprit en 1807, reprend ce thème philosophique, qui sera ultérieurement commenté par Jean-Paul Sartre au XXe siècle,[5],[6].

La suite d'Émile ou De l'éducation de Jean-Jacques Rousseau, publiée en 1762, voit le protagoniste du roman vendu dans le commerce des esclaves de la Barbarie, et développe les idées de Sénèque tout en les poussant plus loin pour montrer que l’esclavage est intrinsèquement injuste[7],[8],[9]. La lettre de Sénèque est citée dans A Letter on the Abolition of the Slave Trade de l’abolitionniste britannique William Wilberforce en 1807[10], et mentionnée dans L'Abolition de l'esclavage de Pierre-Suzanne-Augustin Cochin en 1861, pendant la guerre civile américaine[11]. Les écrits de Sénèque étaient populaires parmi les militants afro-américains[12], et pourraient avoir inspiré le nom du village libre de Seneca Village dans le New York du début du XIXe siècle, une possible influence de l’African Free School,[13]. Lors d’un raid à Washington D.C. en 1855, alors que la police demandait aux militants afro-américains « S’ils avaient quelque chose à dire », un activiste déposa simplement trois livres sur le bureau : la Bible, Life in Earnest (en), et les Morales de Sénèque, en demandant leur examen[14].

Notes et références

  1. Garnsey 1996.
  2. Ramelli 2016, p. 188.
  3. Rasimus 2010, p. 153.
  4. Harrigan et Dunan-Page 2018, p. 71.
  5. Sellars 2014, p. 154.
  6. Sellars 2016, p. 362.
  7. Klarer 2019, p. 300.
  8. Burns 2020.
  9. Klausen 2014, p. 157.
  10. Wilberforce 1807, p. 130.
  11. Cochin 1863, p. 343.
  12. Malamud 2019, p. 67.
  13. Alexander 2011, p. 222-223.
  14. (en) « Image 4 of Frederick Douglass' paper (Rochester, N.Y.), April 13, 1855 », Library of Congress,‎ (lire en ligne , consulté le ).

Bibliographie

  • (en) Peter Garnsey, Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, Cambridge University Press, , 288 p. (ISBN 9780521574334, lire en ligne). 
  • (en) Ilaria L.E Ramelli, Social Justice and the Legitimacy of Slavery - The Role of Philosophical Asceticism from Ancient Judaism to Late Antiquity, Oxford University Press, , 310 p. (ISBN 9780198777274, lire en ligne). 
  • (en) Tuomas Rasimus, Stoicism in Early Christianity, Baker Academic, , 2e éd., 320 p. (ISBN 978-1441233677, lire en ligne). 
  • (en) Michael Harrigan et Anne Dunan-Page, Frontiers of servitude - Slavery in narratives of the early French Atlantic, Manchester University Press, coll. « Seventeenth- and Eighteenth-Century Studies », (ISBN 9781526122247, lire en ligne). 
  • (en) John Sellars, Stoicism, Taylor & Francis Group, , 224 p. (ISBN 9781317493914, lire en ligne). 
  • (en) John Sellars, Routledge Handbook of the Stoic Tradition, Taylor & Francis Group, , 224 p. (ISBN 9781317493914, lire en ligne). 
  • (en) Mario Klarer, Mediterranean Slavery and World Literature - Captivity Genres from Cervantes to Rousseau, Routledge, , 318 p. (ISBN 9781351967570, lire en ligne). 
  • (en) Tony Burns, Social Institutions and the Politics of Recognition - From the Ancient Greeks to the Reformation, Rowman & Littlefield, , 298 p. (ISBN 9781783488803, DOI 10.1017/S0034670522000171, lire en ligne). 
  • (en) Jimmy Casas Klausen, Fugitive Rousseau - Slavery, Primitivism, and Political Freedom, Fordham University Press, , 356 p. (ISBN 9780823257317, lire en ligne). 
  • (en) Margaret Malamud, African Americans and the Classics - Antiquity, Abolition and Activism, Bloomsbury Publishing, , 306 p. (ISBN 9781788315791, lire en ligne). 
  • (en) Leslie M. Alexander, African or American? Black Identity and Political Activism in New York City, 1784-1861, University of Illinois Press, , 258 p. (ISBN 9780252078538, lire en ligne). 
  • (en) William Wilberforce, Letter on the Abolition of the Slave Trade: Addressed to the Freeholders and Other Inhabitants of Yorkshire, vol. 1, T. Cadell and W. Davies, , 200 p. (lire en ligne). 
  • (en) Augustin Cochin (trad. Mary Louise Booth), The Results of Slavery, vol. 2, Walker, Wise, , 413 p. (lire en ligne). 
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