Lemme de Lindström-Gessel-Viennot

En mathématiques, le lemme de Lindström-Gessel-Viennot est une méthode pour compter le nombre de listes de chemins dans un réseau qui ne se coupent pas ou, plus généralement, de chemins sur un graphe orienté.

Le lemme doit son nom à Bernt Lindström, Ira Gessel et Gérard Viennot. C'est Bernt Lindtröm qui l'a énoncé et démontré en 1972 dans le cadre des matroïdes mais il est à l'époque resté confidentiel. En 1985, il a été reformulé et démontré par Ira Gessel et Gérard Viennot dans le cadre des graphes, qui en ont montré toute la polyvalence et l'ont instantanément rendu très populaire[1].

Énoncé

Soit G un graphe orienté acyclique localement fini. Cela signifie que G ne contient aucun cycle orienté et que chaque sommet a un degré fini. On attribue un poids à chaque arête orientée e. Les poids des arêtes sont supposés appartenir à un anneau commutatif fixé. Pour chaque chemin orienté P entre deux sommets, on note le produit des poids des arêtes du chemin. Pour deux sommets a et b, on note e(a, b) la somme qui porte sur tous les chemins de a à b. Cette somme est bien définie s'il n'y a qu'un nombre fini de chemins entre deux points quelconques ; cependant, même s'il y a un nombre infini de chemins, il peut arriver que la somme soit bien définie (par exemple lorsque tous les poids des arêtes sont des indéterminées deux à deux distinctes et que est considéré comme une série formelle). En particulier, si l'on attribue le poids 1 à chaque arête, alors e(a, b) compte le nombre de chemins de a à b. Enfin, on fixe un ensemble de sommets « sources » et un ensemble de sommets « buts » .

Dans ce contexte, on définit

.

Une n-liste de chemins sans intersection de A à B est la donnée d'une n-liste (P1,..., Pn) de chemins de G qui a les propriétés suivantes :

  • il existe une permutation de telle que pour tout i, le chemin Pi soit un chemin allant de à  ;
  • pour toute paire d'indices , les chemins Pi et Pj n'ont pas de sommet en commun (pas même des extrémités).

Pour une telle n-liste (P1,..., Pn), on note la permutation de définie par la première condition.

Le lemme de Lindström-Gessel-Viennot exprime alors que le déterminant de M est la somme alternée portant sur toutes les n-listes P = (P1,..., Pn) de chemins non sécants de A à B :

(où est la signature de ).

Autrement dit, le déterminant de M compte les poids de toutes les n-listes de chemins non sécants partant de A et se terminant en B, chacun affecté du signe de la permutation déterminée par le chemin , qui conduit en .

En particulier, si la seule permutation possible est l'identité (c'est-à-dire que toute n-liste de chemins non sécants de A à B envoie ai sur b i pour tout i) et que tous les poids sont égaux à 1, alors det(M) est exactement le nombre de n-listes de chemins non sécants partant de A et se terminant en B.

Démonstration

Avant de prouver le lemme de Lindström-Gessel-Viennot, on introduit quelques notations.

Étant donné deux n-listes de sommets de G, disons et , un n-chemin de à est une n-liste de chemins dans G, où chaque mène de à . Ce n-chemin est dit sans intersection si deux chemins et associés à des indices distincts n'ont aucun sommet en commun (y compris à leurs extrémités). Sinon, on l'appellera enchevêtré.

Étant donné un n-chemin , son poids est défini comme le produit des poids .

Un n-chemin tordu de à est un n-chemin de à pour une permutation convenable du groupe symétrique . Cette permutation sera appelé la torsion de ce n-chemin tordu et notée . Ceci, bien sûr, généralise la notation utilisée ci-dessus.

En revenant à la définition de M, on peut développer det M comme une somme alternée indexée par les permutations ; on obtient ainsi

Il s'agit donc de montrer que la somme des sur tous les n-chemins tordus enchevêtrés est nulle. Pour cela, on définit une involution qui fixe le poids et change la signature de la permutation associée sur l'ensemble des n-chemins tordus enchevêtrés. Autrement dit, on construit une involution avec les propriétés et pour tout . L'existence d'une telle involution montre que la somme qui reste,

est nulle, puisque ses termes s'éliminent deux à deux : le terme correspondant à chaque simplifie le terme correspondant à (vu que les permutations associées à et sont différentes, n'a pas de point fixe).

Construisons donc l'involution . L'idée consiste à choisir deux chemins qui s'intersectent dans un n-chemin enchevêtré et à échanger leurs queues après leur point d'intersection. Dans un tel n-chemin, il y a en général plusieurs paires de chemins qui se croisent, qui peuvent d'ailleurs se croiser plusieurs fois ; il faut donc faire un choix judicieux. Soit un n-chemin tordu enchevêtré, on définit de la façon suivante. On dit qu'un sommet est encombré s'il appartient à au moins deux des chemins . Du fait que le graphe est acyclique, cela équivaut à « apparaître au moins deux fois dans tous les chemins »[n 1]. Comme P est enchevêtré, il possède au moins un sommet encombré. On choisit le plus petit indice tel que contient un sommet encombré. Ensuite, on choisit le premier sommet encombré v sur (c'est-à-dire « rencontré en premier lors d'un voyage le long de  »), et on choisit le plus grand j tel que v appartient à . Comme est encombré, que le graphe est acyclique et que est minimal, on a . On écrit les deux chemins et sous la forme

et où et sont tels que v soit le -ième sommet de et le -ième sommet de (c'est-à-dire ). On pose et et et . Le -ième chemin de est si est différent de et  ; par ailleurs, les chemins et sont remplacés par les suivants :

Il est immédiat de voir que est un n-chemin tordu enchevêtré. En revenant sur la construction, on constate que , , que et , de sorte que pour calculer l'image de par , on échange à nouveau les queues de en laissant les autres chemins intacts. On en déduit que , c'est-à-dire que est une involution. Il reste à vérifier les propriétés d’anti-symétrie annoncées.

Par construction, la permutation coïncide avec sauf qu'elle échange et – c'est-à-dire que – ce qui entraîne que . Pour montrer que , on calcule d'abord, à cause de l'échange des queues :

Ainsi .

La construction de cette involution ayant les propriétés souhaitées termine la preuve du lemme de Lindström-Gessel-Viennot.

Remarque. On trouve des arguments semblables à celui-ci dans plusieurs sources, avec des variations concernant le choix des queues à échanger. C'est une version avec j le plus petit (différent de i) au lieu du plus grand qui apparaît dans (Gessel et Viennot 1989, démonstration du théorème 1).

Exemples et applications

Une définition du déterminant

Le premier exemple est assez trivial mais illustratif. Étant donné un entier n et n2 éléments d'un anneau quelconque (ou indéterminées) () on considère le graphe biparti complet ayant 2n sommets et une arête de vers de poids pour tout couple . On prend naturellement et  : il y a exactement un chemin de vers et son poids est . La matrice du lemme est donc simplement . Un n-chemin sans intersection est donné par la permutation  : le chemin est l'arête de à  ; son poids est et le poids de est . Ainsi, le lemme de Lindström-Gessel-Viennot s'écrit simplement

,

ce qui le réduit à la définition du déterminant...

La formule de Cauchy-Binet

On peut utiliser le lemme de Lindström-Gessel-Viennot pour démontrer la formule de Binet-Cauchy, d'où l'on peut en particulier déduire la multiplicativité du déterminant.

Polynômes de Schur

On peut utiliser le lemme de Lindström-Gessel-Viennot pour démontrer l'équivalence de deux définitions différentes des polynômes de Schur. Étant donné une partition de n en r parts, le polynôme de Schur peut être indifféremment défini par les égalités :

où la somme porte sur tous les tableaux de Young semi-standards T de forme λ (c'est-à-dire que l'on affecte un entier i de {1,..., n} à chaque case du diagramme de Young de T de sorte qu'une case soit inférieure ou égale à celle qui est à sa droite et strictement inférieure à celle qui est en dessous), et où le poids d'un tableau T est défini comme le monôme obtenu comme le produit des xi indexés par les coefficients i de T. Par exemple, le poids du tableau est  ;
où les hi sont les polynômes symétriques homogènes complets (en) (et hi vaut 0 si i est négatif). Par exemple, pour la partition (3,2,2,1), le déterminant correspondant est

On montre l'équivalence entre ces deux définitions. On définit un graphe orienté : ses sommets sont les points de , ou plutôt  ; il y a une arête « est » de à de poids et, si , une arête « nord » de à de poids

À présent, on fixe une partition λ et on considère les r points de départ et les r points d'arrivée . Avec cette définition, les r-listes de chemins de A à B s'identifient aux tableaux de Young semi-standard de forme λ, et le poids d'une telle r-liste est la somme correspondante dans la première définition des polynômes de Schur. Par exemple, le tableau correspond au quadruplet de chemins suivant.

Par ailleurs, la matrice M est exactement la matrice écrite ci-dessus pour le graphe orienté introduit plus haut. Ceci montre l'équivalence requise. (Voir également (Sagan 2010, §4.5), ou la première preuve de (Stanley 1999, théorème 7.16.1), ou (Fulmek 2012, §3.3), ou (Martin 2012, §9.13), pour de légères variations sur cet argument.)

Autres applications

On peut citer, entre autres :

  • le calcul de certains « déterminants binomiaux », la positivité de tous les mineurs de la matrice et de formules analogue à la formule des équerres, cf. (Gessel et Viennot 1985) ;
  • le calcul du nombre de partitions planes (en) dans une boîte (résultat dû à Percy Alexander MacMahon), cf. (Gessel et Viennot 1989) ;
  • les deux formules de Jacobi-Trudi (en)...

Généralisations

Formule de Talaska

L'hypothèse que G est acyclique est essentielle dans le lemme de Lindström-Gessel-Viennot ; elle garantit (dans des situations raisonnables) que les sommes sont bien définies, et elle apparaît dans la démonstration (si G n'est pas acyclique, alors f pourrait transformer une auto-intersection d'un chemin en une intersection de deux chemins distincts, ce qui détruit l'argument d'où vient le fait que f est une involution). Néanmoins, l’article (Talaska 2012) établit une formule généralisant le lemme à des graphes orientés arbitraires. Les sommes sont remplacées par des séries formelles de puissances, et la somme sur les listes de chemins sans intersection devient désormais une somme sur des collections de chemins et de cycles sans intersection ni auto-intersection, divisée par une somme sur des collections de cycles sans intersection. Cf. l’article de Talaska pour plus de détails.

Articles connexes

Notes et références

  1. Si le graphe n'était pas acyclique, la propriété d'être encombré pourrait changer après application de  ; la démonstration ne fonctionnerait pas, d'ailleurs le lemme deviendrait complètement faux.

Références

  1. Martin Aigner et Günter M. Ziegler, Proofs from THE BOOK, , 6e éd. (1re éd. 1998), chap. 32, p. 229.


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